Chronique d'hiver

Paul AUSTER

// Oui, tu bois trop et tu fumes trop, tu as perdu des dents sans te soucier de les faire remplacer, ton régime alimentaire n'obéit pas aux préceptes de la sagesse nutritionnelle contemporaine, mais si tu évites la plupart des légumes, c'est simplement parce que tu ne les aimes pas et que tu trouves difficile, sinon impossible, de manger ce que tu n'aimes pas.

// La plupart des gens, y compris ta femme avec son infaillible boussole interne, semblent se déplacer sans problème. Ils savent où ils sont, où ils sont allés et où ils vont, mais toi tu ne sais rien, tu es perdu à jamais dans l'instant, dans le vide de chaque moment successif qui t'engloutit, sans l'ombre d'une idée de l'endroit où se trouve le véritable nord, puisque les quatre points cardinaux n'existent pas pour toi, n'ont jamais existé pour toi. Jusqu'à présent, ce n'est là qu'un infirmité mineure, pour ainsi dire sans conséquences dramatiques, ce qui ne signifie pas que ne viendra pas un jour où tu passeras accidentellement par-dessus le bord d'une falaise.

// Viennent ensuite les années invisibles, les trois ou quatre premières années de ta vie, cette époque muette qui précède toute possibilité de souvenir, et par conséquent tu ne peux te fonder sur rien d'autre que sur les diverses histoires que ta mère t'as racontées plus tard [...].

// Certains souvenirs te sont si étranges, si improbables, tellement loin du domaine du plausible, que tu as du mal à les réconcilier avec le fait que c'est bien toi qui as vécu les événements dont tu te souviens.

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